Random Access Memory, labyrinthe, dédale, cour des miracles, souk, bazar, mélange de peurs, d’enchantements, et tutti quanti.


A force de voir mes proches s’en aller, ou n’être jamais venus, je donne des prénoms à mes objets quand je leur parle.
Napthaline
Ici, l’odeur de la naphtaline était si forte qu’on ne distinguait plus celle de la transpiration. Les manteaux, les lainages, les pelisses, semblaient sortir tout droit d’un antique théâtre. La maison n’était plus qu’un décor, les murs en carton-pâte soulignaient la fragilité de la propriété humaine. On avait envie, devant un tel spectacle, de se dépouiller de ses biens. (Pour dire cette braise qui s’amenuise, le rouge ne serait-il pas toujours trop rouge, le plomb trop lourd, la page trop présente?) Les objets de la maison, sinon qu’ils avaient par endroits volé en éclats, restaient indifférents aux événements. Un costume devient-il un cadavre de costume quand l’absent le déserte? L’enterre-t-on? L’inhume-t-on? Va-t-on, chaque année, porter des fleurs sur sa tombe? Cette poupée, ce dentier, ce tablier, cette corbeille à papiers, ce peigne, ce préservatif, cette paire de draps, faut-il que nous les embaumions comme les autres corps? Cette pomme à demi croquée? Cette photographie où éclate l’avant, quand on se voit déjà dans l’après? Ces traces de pas dans la poussière, le passage du chat, scellé dans le ciment? Ce suaire, imprégné de liqueur humaine? Cette brosse à dents usée, ce parapluie désarticulé, cette tasse qui porte une trace de rouge à lèvres? Non, n’est-ce pas, ces choses-là ne mouraient pas. Dépossédés de leurs propriétaires, les objets devenaient impersonnels. Ils affichaient une évidente indifférence au malheur des hommes qui les avaient acquis, adorés, collectionnés, protégés de l’usure et du vol. On avait envie de les condamner pour ce manque de commisération. Ils allaient être vendus, bradés, troqués, entrer dans d’autres maisons, soutenir d’autres illusions, servir d’appui à de nouvelles existences! Une deuxième vie les attendait quelque part, d’autres propriétaires les enfermeraient dans leurs odeurs. Ils ne se posaient pas de questions. Cela ne les tracassait guère.

Je me souviens de ce que tu disais en me montrant cette photo : « J’avais 18 ans. J’étais dans ma loge. J’étais encore heureuse ».

Un drôle d’illustrateur volant me suit dans la rue. Il est aphasique. Il dessine sur le sol, il fabrique des masques, et plein d’inutilités.

Quand tu m’as offert cette boîte à musique « Toi danseuse, et moi, futur pianiste », je me suis demandé si je serais à la hauteur.

Il paraît que Cirrus (celui qui fabrique les masques) est aussi gardien des nuages. Est-ce qu’il me prend pour un nuage ?

Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi les carnets, les livres et les lunettes de mon père lui ont survécu, vu qu’il était leur âme.

Les gens du quartier disent que Cirrus fabrique des masques pour dire que la vie est une pièce de théâtre. Comédie… ou tragédie ?

Sur ses cartes postales, mon père m’en disait plus sur lui-même que dans la vie courante. Je pouvais deviner ses rêves d’enfant.

J’ai trouvé cette marionnette dans une arrière-boutique en Calabre. La nuit, des fois, je me transforme en guerrier maure.

J’ai retrouvé des lettres de la famille de mon père. Le pire, c’est qu’à leurs yeux, je ne suis même pas né. Dis donc, si c’était vrai ?

Amar m’a offert cette rose des sables. C’est la seule qui ne flétrit jamais. Mais elle n’a pas de parfum. Et si peu de couleur.

Avec mon père, le temps était mesuré, et chaque détail, passé à la loupe. Mais il ne voyait, ni mes contretemps, ni mes démesures.

J’ai trouvé cette boîte au vieux marché, près de chez moi. Inspiration et expiration, naissance et mort… c’est ce que je vois.

Tu te souviens de La Taupe ? Un jour, il m’a laissé ses lunettes jaunes en disant : « Vois comme je vois ». C’est ça, l’empathie ?

Mon père aussi avait les cheveux blonds à mon âge. Les miens sont devenus foncés à 13 ans, puis tout noirs comme les tiens.